lundi 13 décembre 2010

Madame de la Meslée trafiquante d'eau-de-vie

La vente d'alcool aux  Amérindiens a été interdite en Nouvelle-France en 1657, à cause des désordres que la boisson provoquait chez eux.  Les missionnaires soutenaient cette interdiction, avec l'appui de l'évêque Monseigneur de Laval, alors que les marchands s'y opposaient. L'administration civile ne la faisait pas respecter. L'auteur de la Relation des Jésuites écrivait à ce sujet en 1663 : "Je ne veux pas décrire les malheurs que les désordres de la boisson ont causé à cette église naissante. Mon encre n'est pas assez noire pour les dépeindre de leurs couleurs; il faudrait du fiel de dragon pour coucher ici les amertumes que nous avons ressenties."

Peau de castor sur armature
Malgré l'interdiction, des commerçants échangeaient de l'eau-de-vie contre des fourrures aux Algonquins qui vivaient à proximité de Trois-Rivières. C'était plus facile que d'aller courir les bois dans les pays d'en-haut. De plus, certains Amérindiens qui s'étaient habitués à la consommation d'alcool refusaient d'autres marchandises en échange de leurs fourrures. L'habitude de la traite de l'eau-de-vie s'était ainsi installée dans les moeurs de la colonie trifluvienne et les coupables s'étonnaient qu'on leur en fasse le reproche.

Jeanne Évard (1618-1682), surnommée Madame de la Meslée, dirigeait un réseau de trafic d'eau-de-vie au village du Cap (devenu plus tard le Cap-de-la-Madeleine). Madame de la Meslée était l'épouse de Christophe Crevier dit la Meslée. Ils se sont mariés en 1633 dans la région de Rouen en France et sont arrivés en Nouvelle-France vers 1639.  Ils ont eu huit enfants dont une fille prénommée Jeanne  qui a épousé, en 1652, Pierre Boucher Sieur de Gros-Bois, capitaine de milice du bourg de Trois-Rivières. Boucher a été gouverneur des Trois-Rivières pendant la majeure partie de la période allant de 1654 à 1668. Il était propriétaire d'un fief au Cap-de-la-Madeleine où résidait la famille Crevier.

Christophe Crevier Sieur de la Meslée, qui était boulanger, est décédé en 1662 ou 1663.  Sa veuve Jeanne Évard a été incriminée en 1667 lors d'une enquête du Conseil souverain sur la traite d'eau-de-vie. Cette enquête avait été faite à la demande pressante des Jésuites qui avaient sédentarisé un groupe d'Algonquins au Cap-de-la-Madeleine pour les protéger des Iroquois et des trafiquants d'alcool. Mais aussitôt qu'ils s'éloignaient de la mission en hiver, les trafiquants les rejoignaient en traîneaux pour leur échanger de l'eau-de-vie contre des fourrures, de la viande d'orignal, des raquettes ou des mocassins qu'ils revendaient ensuite avec profit aux habitants de Trois-Rivières. Les Amérindiens pouvaient aussi se procurer de l'alcool dans les maisons des trafiquants au village du Cap et même le consommer sur place.

La plupart des témoignages qui ont été entendus lors de l'enquête de 1667 désignaient Jeanne Évard, sous les noms de Madame Crevier ou de Madame de la Meslée, comme la principale instigatrice de ce commerce avec ses fils Jean, Nicolas et Jean-Baptiste Crevier, ses gendres Nicolas Gastineau dit Duplessis et Michel Gamelain et ses domestiques Jean Hébert et Simone Dorian. En plus de faire son trafic illégal au Cap, elle organisait aussi des voyages de traite dans les pays d'en-haut.

L'histoire ne nous dit pas si elle poursuivait ainsi un commerce de son défunt mari ou bien si ce trafic résultait de sa propre initiative. Je penche pour la deuxième hypothèse étant donné qu'on ne mentionne nulle part que le mari ait été impliqué dans la traite des fourrures. Il est à noter que trois de leurs fils ont été tués par les Iroquois.

Voici quelques extraits des témoignages qui l'ont incriminée : Henry Derby étant à boire sa part d'un pot de vin au logis de Madame Crevier, il était venu deux Sauvagesses lesquelles avaient apporté trois cervelles pour lesquelles la Dame de la Meslée leur aurait donné une pinte de vin. --- Benjamin Anseau affirme que tout l'hiver il a vu plusieurs fois des Sauvages et Sauvagesses ivres dans le village du Cap ... (les Sauvages) par plusieurs fois lui ont dit en venir traiter en sa maison. --- Pierre Coustaut a souvent vu des Sauvages ivres  et presque toujours le bruit courait qu'ils s'étaient enivrés soit au logis de Madame de la Meslée, soit chez Madame Duplessis (sa fille). --- François Frigon a vu Madame Duplessis servir du vin ou de l'eau-de-vie à un Sauvage nommé Rakoué et à sa femme qu'elle avait enfermés dans un cabinet qui tient à sa maison.


Pierre Boucher (1622-1717)
Malgré ces témoignages, il n'y a pas eu d'accusations portées contre Jeanne Évard et son groupe, sans doute parce qu'elle était la belle-mère du gouverneur, mais aussi parce que le juge royal Michel Leneuf du Hérisson avait lui-même parmi ses proches des trafiquants notoires. Dégouté par le comportement de sa belle-famille, Pierre Boucher, un homme foncièrement honnête, a démissionné du poste de gouverneur quelques mois après l'enquête pour aller finir ses jours dans sa seigneurie de Boucherville près de Montréal. Il disait chercher « un lieu dans ce pays où les gens de bien puissent vivre en repos ».

Jeanne Évard n'était pas la seule "dame" de la société trifluvienne a être impliquée dans le trafic de l'eau-de-vie. Une autre enquête avait eu lieu deux ans plus tôt, soit en 1665, qui avait incriminé Marguerite Le Gardeur, une dame de la noblesse, épouse de l'ancien gouverneur de Trois-Rivières Jacques Leneuf de la Potherie et belle-soeur du juge royal Michel Leneuf du Hérisson. Aucune accusation n'avait été portée contre elle non plus. On l'avait même dispensée de témoigner à l'enquête. Quand le mauvais exemple vient de haut ...

Dans ce contexte, il était pratiquement impossible de faire respecter l'interdiction. En 1668, le Conseil souverain permet à nouveau la traite de l'eau-de-vie pour favoriser le commerce des fourrures. Il interdit toutefois aux Amérindiens de s'enivrer! 

Sources :
- Douville, Raymond; Visages du vieux Trois-Rivières, tome 1, Les Éditions La Liberté, pages 9-31.
- Saintonge, Jacques; Christophe Crevier dit Lameslée, dans Nos Ancêtres, vol 7, Sainte-Anne-de-Beaupré, 1986.
- Trudel, Marcel; La seigneurie de la Compagnie des Indes Occidentales 1663-1674.
Voir aussi l'article sur Pierre Boucher dans le Dictionnaire biographique du Canada.


Aucun commentaire: