mardi 3 avril 2012

Pâques selon Fréchette

Louis Fréchette (1839-1908) a écrit vers 1890 un conte intitulé Les Cloches de Pâques. Ce conte est basé sur une légende bien connue selon laquelle les cloches des églises s'envolent vers Rome, pendant la nuit du Vendredi saint, et reviennent le Dimanche de Pâques pour sonner la résurrection du Christ. L'origine de cette légende serait l'interdiction faite aux églises de sonner les cloches du Vendredi saint au Dimanche de Pâques. En France et en Belgique, les cloches de Pâques rapportent de leur voyage à Rome des oeufs en chocolat pour les enfants. Voici donc le conte de Fréchette :

Les Cloches de Pâques

Une légende bien gentille, bien fraîche, bien poétique, et que je serais bien fâché de voir disparaître de l’Évangile des petits enfants, c’est celle des Cloches de Pâques.

Les cloches de Pâques s’évadant silencieusement de leurs cages aériennes, dans la nuit lugubre du Vendredi-Saint, et, ainsi, que de grands oiseaux mystérieux, filant à travers l’espace jusqu’à la Ville-Éternelle, pour s’en revenir toutes gaies, tout enrubannées, légères et sonores, nous annoncer, de leurs carillons joyeux, la suprême et consolante nouvelle : Resurrexit sicut dixit !

Quand j’étais tout petit, tout petit, c’était là pour moi une des illusions les plus dorées, une des croyances les plus chères qui aient jamais bercé mon enfance et hanté ma cervelle de moutard enthousiaste et avide de merveilleux.

Le soir du Jeudi-Saint, les deux coudes sur l’allège de ma fenêtre, les deux poings dans les cheveux, comme pour mieux aiguiser l’intensité de mon attention, je regardais longuement, longuement, les grands clochers de Québec s’effacer et s’évanouir par degrés dans les ors estompés du crépuscule, et finalement disparaître dans la teinte uniforme et brumeuse de la nuit.

Alors, je voyais – oui, vous pouvez m’en croire – je voyais les grands clochers de Québec s’éclairer tout à coup comme d’une vague et phosphorescente lueur de rêve.

Les auvents des vieilles tours s’ouvraient d’eux-mêmes, ou tout au moins cédaient sous l’effort de mains invisibles.

Et, comme une volée d’oiseaux de bronze s’échappant des cavités sombres, les cloches, muettes depuis le matin, prenaient ensemble leur vol pour s’en aller se perdre au loin, bien loin, dans les profondeurs enténébrées du ciel.

Je les voyais comme je vous vois : les grosses, à l’essor plus pesant, tenant l’arrière-garde, et, gravement, ayant l’air de commander la manoeuvre.

Les petites, plus alertes et plus légères, un peu folichonnes peut-être, voltigeant en avant, comme dans une envolée de jeunesse, toutes fières – je le devinais – de cette liberté d’un jour, avec l’immensité des airs pour domaine et pour limites.

Et quand la belle vision s’était éteinte dans les lointains nébuleux de la nuit tombée, je quittais ma chère fenêtre et j’allais me blottir frileusement sous mes couvertures, avec une émotion dont je sens encore le délicieux ébranlement.

Ô souvenirs d’enfance ! on a beau vieillir, comme vous nous tenez bien au coeur, à toutes les fibres du coeur !

Comme vous avez surtout de bons retours attendris !

À propos de retour, je n’ai jamais vu celui des cloches de Pâques. Elles revenaient trop tard pour qu’on me permît de rester debout à les attendre ; et trop tôt, le matin, pour que je pusse être témoin de leur rentrée triomphale dans les lanternes vides des grands clochers de Québec, dont les arêtes métalliques s’allumaient aux premiers feux du jour naissant.

Mais je sais qu’elles arrivaient de Rome, ointes et bénites par le pape, et mises comme des princesses, avec de longues écharpes de satin rose, des couronnes de diamants et de fleurs, et de belles robes d’or et d’azur flottant radieuses dans les airs irisés par les reflets de l’aurore.

Cette légende des Cloches de Pâques m’a toujours ravi ; mais je croyais sincèrement être le seul qui eût jamais assisté de visu au fantastique départ, lorsque hier matin, je vis venir à moi, toute souriante et battant des mains, ma petite Pauline.

Cinq ans ! juste assez d’âge pour converser avec une poupée, c’est-à-dire pour se laisser caresser par cette divine sylphide que les sages de ce monde ont surnommée la folle du logis ; mais, aussi, juste assez de connaissances pour, à un moment donné, se laisser entraîner par quelque parent de la sylphide jusque sur le terrain scabreux du mensonge.

– Papa, me dit-elle, devine ce que Pauline a vu cette nuit !

– Les cloches partir pour Rome, sans doute ! fis-je, dans l’intention d’intéresser la mignonne.

– Qui te l’a dit ?

– Mon petit doigt.

– Oh ! que c’était joli, papa ! s’écria-t-elle en tendant ses menottes dans un grand geste d’admiration.

– Où les as-tu vues, comme cela, les belles cloches ?

– Les ai vues sortir du clocher et des grandes tours, là-bas.

– Vraiment ?

– Oui, papa ; parties avec des ailes, dans le ciel.

– Ah !

– Oui, oui ! comme des oiseaux, c’était beau, beau !

– Il y a autre chose qui n’est pas beau du tout, et c’est ce que tu fais là, Pauline.

– Quoi ?

– Un mensonge.

– Un mensonge ? Non, papa, Pauline ne ment pas ; c’est la vérité.

– Pauline !

– Sûr, papa, sûr et certain !

– Écoute, ma fille, je ne puis pas te permettre de conter des histoires comme celle-là ; tu n’as pas vu les cloches partir pour Rome.

– Oui, papa, Pauline les a vues toutes, toutes ! fit l’enfant les larmes aux yeux et un sanglot sur les lèvres.

Devant cette insistance, et surtout cet air de sincérité, j’hésitais, désespéré, comme on le suppose bien, de voir mon enfant mentir avec un pareil aplomb.

Je tâchai de la faire revenir sur ses pas :

– Voyons, lui dis-je avec insinuation, écoute, ma chérie ; les cloches ne partent que la nuit, tu ne pouvais pas les voir sortir du clocher de Saint-Jacques et des tours de Notre-Dame. Il faisait trop sombre, et c’est trop loin...

– Ah ! mais, papa, Pauline les a pas vues comme ça, tiens, s’écria-t-elle en s’écarquillant les yeux avec ses petits doigts ; pas comme Pauline te regarde, toi !

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Que Pauline les a vues les yeux fermés comme ça, tiens !

Et la petite fermait les yeux bien serrés.

– Quand Pauline ouvrait les yeux, voyait tout noir ! ajouta-t-elle.

Et j’embrassai la chère petite, franchement ému de reconnaître si bien chez elle la fille de son père.

Voilà la preuve, mes amis, qu’on peut fort bien voir s’envoler les cloches de Pâques ; il n’y a qu’à le vouloir.

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